Elia Biezunski

Les parts visibles, immergées et latentes de l’œuvre de Vincent Delmas


La part visible de l’œuvre de Vincent Delmas est aisément identifiable. Archivées sur son site internet, ses installations et vidéos ont été exposées dans des expositions personnelles et collectives.
La part immergée est pourtant la plus vaste – anonyme, créée sous pseudonymes et hétéronymes, secrète, elle rappelle la mise en fiction de l’artiste poussée à l’extrême par Marcel Duchamp ou en littérature par Fernando Pessoa dont le nom même, qui signifie « personne, n’importe qui » en portugais, porte la vacuité et la négation de l’auteur. Un versant de l’œuvre de Vincent Delmas reste ainsi fantôme, inconnue, insaisissable, et propose une vision nécessairement fragmentaire de la création. Un autre pan existe encore, qui n’est pas invisible mais latent. Ici ce n’est plus seulement l’auteur, mais l’œuvre qui devient fiction, création en puissance. Cette partie de l’œuvre est « la souterraine, l’interminablement héroïque, la sans pareille » pour reprendre la savoureuse description que Jorge Luis Borges donne de l’œuvre aussi absurde que géniale d’un de ses personnages mythique, Pierre Ménard, qui entreprend de réécrire deux chapitres du Quichotte sans le recopier mais en rédigeant un texte identique à partir de sa propre expérience. Tel Pierre Ménard, Vincent Delmas travaille dans l’ombre à provoquer des déplacements de contexte et de significations à travers une exploration quasi obsessionnelle des notions de date, heure, signature et espace. Ses investigations donnent lieu à de longues listes d’intentions, à de multiples collectes susceptibles de se traduire en une production d’œuvres ou de demeurer à l’état de projet existant seulement pour l’artiste et quelques initiés.
Ces œuvres possibles ont longtemps résisté à l’expression, à la signature, à la responsabilité et à la propriété de l’auteur, à la production comme aux exigences de la productivité, à la fonction sociale de l’œuvre livrée au public et à la critique, à la réification qui arrime le champ des possibles et l’imaginaire à une forme physique. Les recherches de Vincent Delmas, minutieuses, interminables, sont parfois développées durant des années à la faveur de la mise en suspens de l’achèvement de l’œuvre. Ce « désoeuvrement », au sens que lui donne le philosophe Giorgio Agamben1, n’est pas oisiveté ou inertie mais praxis (activité) qui désactive tout usage utilitaire ou pré-déterminé des modes d’expression pour les ouvrir « à un nouvel usage possible ».
Les œuvres qui émanent de ce processus au long cours conservent la trace de cette disposition d’esprit, de ses bifurcations et s’intègrent à cette démarche ininterrompue. Les 3 minutes d’avance pour l’éternité déplacent par exemple la question de l’horloge de Notre Dame et son utilité vers une réflexion philosophique et l’ouverture d’une discussion inachevée faisant intervenir différents points de vue sur la relativité du décompte du temps, la conservation historique d’un objet dans sa singularité, la place accordée à l’erreur, la notion de vérité etc. La trace de la part immergée de l’œuvre et l’espace ménagé à de possibles développements futurs activent, dans les créations de Vincent Delmas, une tension féconde pour la pensée qu’Agamben prête à « tout processus créatif authentique, intimement suspendu entre deux poussées contradictoires : élan et résistance, inspiration et critique.2 »

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1 Giorgio Agamben, « Qu’est-ce que l’acte de création ? », Le feu et le récit, Ed. Payot & Rivages, 2018 (première édition 2014), p. 53-86.

2 Ibidem, p. 68.