3 min d’avance pour l’éternité

2019 – photo + 2020 – correspondance

Projet de restauration des 3 minutes d’avance affichées par l’un des cadrans de Notre-Dame de Paris au moment de sa destruction, le 15 avril 2019.

Notre-Dame de Paris - 12 avril 2019 - 12h46

Correspondance
avec Ryma Hatahet, restauratrice du patrimoine métallique, mécanique et horloger,
et Jean-Baptiste Viot, horloger constructeur et restaurateur.

Notre Dame de Paris - Correspondance

 

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Objet : 3 minutes d’avance pour l’éternité

De : Vincent Delmas – 23 janv. 2020 09:36

À : Ryma

 

Chère Ryma,

Comme convenu, attachée à ce mail, tu trouveras une de mes photos pour Jean-Baptiste et toi.

En résumé :
Le 12 avril 2019, je constate que l’horloge côté occidental du transept nord de Notre-Dame de Paris avance de 3 minutes. Je documente depuis le haut de la tour sud.
3 jours plus tard, je m’interroge sur la possibilité d’une restauration de l’erreur (à l’identique), de son maintien pour l’éternité.
Encore une fois, l’idée n’est pas d’obtenir un jugement sur la pertinence artistique de la proposition mais un regard, un point de vue, de restaurateur, d’horloger, sur le (non-)sens que pourrait avoir le maintien d’une erreur contemporaine et « victime » d’un événement qui induit cette restauration.

Substituer à l’exigence d’exactitude (celle de l’heure indiquée) une attention tout aussi rigoureuse : maintenir précisément l’erreur pour l’éternité…
Est-ce seulement envisageable ?
En signe d’attention, de mémoire, de considération de l’erreur, d’humanité, par envie de poésie, de réflexion, pour inspirer…

Idéalement, vous m’autoriseriez à partager votre (vos) réponse(s), quand bien même elle(s) serai(en)t sévère(s) à mon égard !

MILLE MERCIS !!!

A bientôt,

Vincent

Notre-Dame de Paris - 12 avril 2019 - 12h46

 

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De : Ryma Hatahet – 17 avr. 2020 12:56

À : JB, moi

 

Re-bonjour à chacun,

Je me permets de faire cette boucle de mail concernant ces 3 minutes de décalage et la question que tu soulèves Vincent.

Mon avis de restauratrice et mon avis personnel sont difficiles à distinguer. Pourtant je sais que la restauration du patrimoine est une affaire de subjectivité. La question de conserver ce décalage – si reconstitution (au moins des cadrans) il y a – peut faire partie ou être le point de départ d’un ensemble de décisions quant à la conservation d’un « état » dit « état de référence » en conservation. Cette décision portera donc, pour les 100 prochaines années dirons-nous, une vision sur la Cathédrale et les « erreurs » humaines de conception du renvoi entre les cadrans. Quoi de plus humain que de conserver ce qui est humain, et de ne pas mentir sur ce qui nous était parvenu jusque-là (avant l’incendie) ?
En revanche, d’un point de vue conservatoire et sur le long terme toujours, on ne pourra sans doute pas contrer des discours (et des actions) qui chercheront à corriger l’erreur (ils pourront nous sortir de nombreux arguments : précision, image négative du savoir-faire). On entendra aussi certainement que la cathédrale devra être vue dans son ensemble, et que cette décision ne s’aligne pas sur les autres (les autres interventions : refaire la flèche, la forêt, les murs, le tout à neuf, etc.). On pourra s’attendre à ce que le discours de la conservation du décalage se perde avec le temps aussi, tout simplement… A moins d’avoir un groupe clandestin qui se passe le flambeau de génération en génération pour maintenir ce décalage…clandestin. JB tu déteins sur moi.

L’importance des questions sur le temps ne sera peut-être pas meilleure dans la phase post-corona-truc. Mais plus je réfléchis et plus je trouve que cette question, et ton statut Vincent, apportent une nouvelle dimension au débat à propos de « ce qu’il faudrait faire » concernant la disparition de l’horloge, mais aussi celle de son remplacement ou non. Un point de vue sur le patrimoine qu’on ne peut négliger. Il suffit d’observer l’œuvre d’Hugo et de son retentissement. Je ne parle pas que de son roman, mais aussi de son point de vue sur le patrimoine (« Guerre aux démolisseurs »).

Voilà pour moi pour l’instant.

Je serai ravie de vous lire. Et peut-être un jour arriver à faire un débat (autour d’une vraie table), pourquoi pas avec des conservateurs et des architectes.

Bon après-midi !!

Ryma

 

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De : Jean-Baptiste Viot – 17 avr. 2020 15:02

À : Ryma, moi

 

Bonjour à vous,

J’ai parlé du décalage entre les deux cadrans à l’horloger qui avait la charge de la maintenance de l’horloge. Ça l’a un peu vexé, c’est vrai que j’ai pris ça sur le ton de la rigolade… Peut-être un problème d’équilibrage des aiguilles ou plus probablement un décalage dû à un « patinage » d’un cardan ou enfourchement mal serré sur son arbre de transmission.
À la décharge de l’horloger, c’est loin d’être évident, vu la distance entre les deux cadrans et la non visibilité de l’un à l’autre de s’en apercevoir.
Le recalage des aiguilles entre elles, implique des allers-retours entre les deux transepts à travers la forêt ou être à deux avec des téléphones. Les jeux d’engrenages, après intervention, demandent un certain temps à se rattraper et ré-entraîner les aiguilles. Avec des transmissions différentes ça ne redémarre pas souvent en même temps.
Si c’est un problème d’équilibrage des aiguilles, c’est pire. Ryma en sait quelque chose….
Le cadran de contrôle sur le mouvement de l’horloge sert de référence pour des éventuelles remises à l’heure. Un des quatre cadrans peut tout à fait se décaler sans qu’on s’en aperçoive. Les opérations de remontage et de réglage se faisant généralement dans le compartiment où se trouve le mouvement, les contrôles extérieurs étant plus rares.
Avec la nouvelle horloge il faudra veiller à remettre ça en bon ordre. Il est plus simple de caler correctement les cadrans sur l’heure moyenne que d’essayer de maintenir des décalages qui sont nuisibles à la précision, notre cœur de métier. C’est le point de vue du mécanicien, ces décalages étant juste des avatars sans importance.

Bonne fin de semaine!

J-B.

 

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De : Vincent Delmas – 21 avr. 2020 02:22

À : JB, Ryma

 

Chère Ryma,
Cher Jean-Baptiste,

Je vous remercie d’avoir pris sur votre temps pour réagir à ce projet. Vos retours sont très instructifs.
3 minutes d’avance pour l’éternité… Beaucoup jugeront qu’il s’agit d’une vétille, mais si on trouve le Diable dans les détails, selon Nietzsche, ou Dieu, selon Saint Thomas, on y trouve également l’artiste et l’artisan. Notre-Dame qui n’en manque pas est un beau lieu de rencontre pour nous tous.

« État de référence » ; merci Ryma de mettre des mots sur cette notion autour de laquelle je tourne mais que mon ignorance sur le sujet m’empêchait de nommer et donc d’un peu mieux penser.
Le débat beaucoup entendu sur le bien-fondé de la restauration de la flèche de Viollet-le-Duc, notamment, bien postérieure à l’édifice original, a effectivement à voir avec celui que vous devez connaître au sujet de l’horloge et ses cadrans, et avec celui que j’ajoute ; l’existence de ces 3 minutes, leur création, était encore plus récente et, qui plus est, inintentionnelle (a priori !). Cette destruction immatérielle, poétique, mérite-elle qu’on en fasse cas, qu’on en fasse œuvre ?

Tu écris : « Quoi de plus humain que de conserver ce qui est humain, et de ne pas mentir sur ce qui nous était parvenu jusque là (avant l’incendie) ? ». Je signe des 2 mains.
Concernant l’anticipation du reproche d’« image négative du savoir-faire », je dirais simplement que cela pointerait un savoir-faire bien souvent invisible, sans image. Une fois désigné, il n’aura aucun mal à se défendre sans rien faire, sortir de l’ombre et briller. Il n’a besoin que d’un peu de lumière bien orientée.
Quant à la perte avec le temps du discours sur la conservation du décalage, c’est notre destin commun, je lutte mais l’accepte. L’éternité évoquée, comme toutes les autres, est bien sûr très théorique, elle n’est là que pour contraster avec ces ridicules 3 minutes et faire écho à la vie éternelle évoquée en ces lieux à opposer à la brièveté et à la fragilité de nos existences.
Je n’avais pas en tête « Guerre aux démolisseurs ». J’ai moins d’affection que toi pour les Bisontins mais merci pour la référence. :-) S’il y a combat, dans mes projections les plus violentes, je serai un Don Quichotte.

Jean-Baptiste, merci beaucoup pour toutes ces considérations techniques. J’imaginais le poids des aiguilles totalement insignifiant et leurs positionnements sans incidence sur le bon fonctionnement du tout.
Je les imaginais même enfilées sur un axe taillé en étoile à 60 branches pour permettre un ajustement rapide de l’heure depuis l’extérieur à l’aide de deux épingles à chignons géantes. La mise en œuvre du décalage était ainsi assez simple ! ;-)
Bref, tout ça pour dire que j’ignore tout sur cette partie des choses et que votre message modère efficacement mes ardeurs.
Je ne reproche absolument rien à l’horloger ! J’ai même plutôt l’impression de l’honorer, lui et ses confrères, tout comme les restaurateurs et leurs problématiques.
Il est imaginable que l’évolution des techniques de restauration, de reconstruction, nous conduira à ne plus voir apparaitre ce type d’erreur d’« affichage ». C’est peut-être une raison de plus d’en maintenir une, de la conserver, de la valoriser.

Je trouve intéressant le fait que vous qualifiez à la fois les décalages d’« avatars sans importance » et que vous rappeliez qu’ils sont « nuisibles à la précision, votre cœur de métier ».
Le décalage est (souvent) notre cœur de métier !
A l’évidence nos intérêts particuliers ont tendance à diverger sur certains points mais quand ces derniers parviennent à coexister, à s’accorder, c’est bien souvent heureux et au bénéfice de l’inspiration du plus grand nombre.

Dans cette correspondance avec vous, il n’y aucune tentative de justification artistique « absolue ». Il n’est question que de comment cette proposition peut œuvrer en écho avec vos savoirs.
Pour vous séduire davantage, je conclurai en soulignant que maintenir l’erreur aurait pour première conséquence d’attirer l’attention sur ces cadrans, de faire remarquer l’incroyable précision associée à cet inspirant décalage… :-) Ce n’est pas rien !

Pas sûr que notre amour du détail, de la précision (ou du décalage) soit apprécié à sa juste valeur par ceux qui ont opté pour une reconstruction en 5 ans (4 maintenant ?) mais je suis heureux de partager ces quelques considérations avec vous !

Bien à vous deux,

Vincent

 

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